René Girard : Lorsque Proust évoque les sentiments de loyalisme qu'inspire Combray, il parle de patriotisme ; lorsqu'il se tourne vers le salon Verdurin, il parle de chauvinisme. Le patriotisme est déjà amour de soi mais il est encore culte sincère des héros et des saints. Le chauvinisme, par contre, est un sentiment négatif qui se fonde sur la haine

René Girard : "Lorsque Proust évoque les sentiments de loyalisme qu'inspire Combray, il parle de patriotisme ; lorsqu'il se tourne vers le salon Verdurin, il parle de chauvinisme. La distinction entre patriotisme et chauvinisme traduit fort bien la différence à la fois subtile et radicale entre Combray et les salons. Le patriotisme relève de la médiation externe et le chauvinisme de la médiation interne. Le patriotisme est déjà amour de soi mais il est encore culte sincère des héros et des saints. Sa ferveur ne dépend pas d'une rivalité avec les autres patries. Le chauvinisme, par contre, est le fruit d'une telle rivalité. C'est un sentiment négatif qui se fonde sur la haine, c'est à dire sur l'adoration secrète de l'Autre."

"Combray n'est pas un objet mais la lumière où baignent tous les objets."

"Combray se détourne des vérités dangereuses, tel l'organisme sain qui refuse d'assimiler ce qui peut nuire à sa santé."

Proust parle une fois de chauvinisme pour Combray : (tout en sympathisant du fond du coeur avec ce chauvinisme étroit), mais ce n'est pas encore la petite secte Verdurin.

René Girard précise :

"On passe de Combray à l'univers des salons par un mouvement continu et sans transitions perceptibles. Il ne faut pas opposer la médiation externe à la médiation interne comme le masochiste oppose au Bien le Mal. Si l'on observe Combray d'un peu près on y retrouvera, mais à l'état naissant, toutes les tares des salons mondains."

"L'élément négatif est déjà présent à Combray ; c'est grâce à lui que le petit monde clos se referme sur lui-même. C'est lui qui assure l'élimination des vérités dangereuses. C'est cet élément négatif qui grandit peu à peu et finit par tout dévorer dans les salons mondains."

René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque

Gilles Deleuze : "Mais on dirait que ce qui compte pour Ford, c'est que la communauté puisse se faire sur elle-même certaines illusions. Ce serait la grande différence entre les milieux sains et les milieux pathogènes. Jack London écrivait de belles pages pour montrer que, finalement, la communauté alcoolique est sans illusion sur elle-même. Loin de faire rêver, l'alcool "refuse de laisser rêver le rêveur", il agit comme une "raison pure" qui nous convainc que la vie est une mascarade, la communauté, une jungle, la vie, un désespoir (d'où le ricanement de l'alcoolique). On pourrait en dire autant des communautés criminelles. Au contraire, une communauté est saine tant que règne une sorte de consensus qui lui permet de se faire des illusions sur elle-même, sur ses motifs, sur ses désirs et ses convoitises, sur ses valeurs et ses idéaux : illusions "vitales", illusions réalistes plus vraies que la vérité pure. C'est aussi le point de vue de Ford qui, dès "Le mouchard", montrait la dégradation presque expressionniste d'un traître dénonciateur, en tant qu'il ne pouvait plus se faire d'illusion. On ne pourra donc pas reprocher au rêve américain de n'être qu'un rêve : c'est ainsi qu'il se veut, tirant toute sa puissance de ce qu'il est un rêve. La société change et ne cesse de changer, pour Ford comme pour Vidor, mais ses changements se font dans un Englobant qui les couvre et les bénit d'une saine illusion comme continuité de la nation. Finalement, le cinéma américain n'a pas cessé de tourner et retourner un même film fondamental, qui était Naissance d'une nation-civilisation, dont Griffith avait donné la première version."

Gilles Deleuze, CINEMA 1 : L'IMAGE-MOUVEMENT, L'image-action : La grande forme, Les Editions de Minuit