George Steiner - Tolstoï, Dostoïevski, Proust : entre un livre très gros et un livre mince, la différence est presque d'ordre métaphysique. La vie n'est pas un livre mince, elle est terriblement longue et touffue et dense
« Chez Proust, il y a le refus, un refus de génie, si vous voulez, mais d'ouvrir les portes vers le ciel ou l'enfer. Imaginer Mitia Karamazov, en chaussettes, avec Dieu au plafond, hurlant avec son âme, ça ne va pas dans Proust. Ni les chaussettes sales, — car il y a dans Proust de la saleté, mais jamais du mauvais goût —, ni Dieu »
George Steiner
Marcel Proust, 157. Un filet de vert sombre s'harmonisait, dans le tissu du pantalon, à la rayure des chaussettes avec un raffinement qui décelait la vivacité d'un goût maté partout ailleurs et à qui cette seule concession avait été faite par tolérance, tandis qu'une tache rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu'on n'ose prendre.
George Steiner - Tolstoï ou Dostoïevski
Georges BORTOLI
"George Steiner, vous écrivez, dans votre livre, et c'est même la phrase choc qui apparaît sur la bande du livre, vous écrivez : 'Demandez à un homme s'il préfère Tolstoï ou Dostoïevski, vous connaîtrez le secret de son coeur.' Pourquoi faire de Tolstoï et de Dostoïevski ces cas limites, en quelque sorte, ces cas-tests ?"
George STEINER
"Il est des oeuvres d'art qui nous forcent, en quelque sorte, à choisir, parce qu'elles vous prennent à la gorge pour ainsi dire, et elles disent : 'Voilà une vision du monde, de Dieu, de votre rôle dans le monde, choisissez entre nous. Nous avons des visions opposées, antagonistes.' Et pour moi ce sont là les deux géants du roman, qui est après tout la forme contemporaine par excellence, la forme qui a succédé au poème épique, au drame tragique. Nous sommes dans le siècle, si vous voulez, ou dans le second siècle du roman, et ce sont les deux grands maîtres de cette forme. Et quoique nous puissions les apprécier tous deux, je crois que chaque homme, en soi, choisit l'un plutôt que l'autre."
Georges BORTOLI
"C'est-à-dire, disons, peut-être pour simplifier les choses, le rationalisme, et puis d'autre part l'irrationnel ?"
George STEINER
"Dostoïevski, en somme, pour simplifier, dit au monde entier : 'Si vous voulez le royaume de la justice sur terre, le royaume de la raison, vous aboutissez par la ruine, par l'inhumain, par le monde concentrationnaire', qu'il a prévu dans Les Possédés et dans Les Frères Karamazov. Et Tolstoï dit : 'Non, c'est ici qu'il faut bâtir le royaume de l'homme et de Dieu, et si vous vous esquivez en pensant au ciel, au transcendant, alors vous aboutirez par l'injustice.' Et les deux solutions sont antagonistes et très ennemies, elles ne s'admettent pas également toutes deux. Et je crois, d'instinct, de raison, de sensibilité, nous choisissons."
Georges BORTOLI
"Pourquoi, plus précisément, avoir choisi deux Russes ?"
George STEINER
"Parce que je crois que dans le roman, ce sont les géants, les géants qui définissent les limites mêmes de cette forme. Il y a eu trois très grands moments dans notre littérature : le moment grec, les tragiques grecs; le moment shakespearien; et puis le moment russe. Des moments d'ailleurs très brefs, curieusement brefs, n'est-ce pas. Entre les débuts de Gogol et la fin de Tolstoï, soixante ans, soixante années fulgurantes, avec des chefs-d'oeuvre presque tous les ans, comme sous Shakespeare, et dix ou douze très grands contemporains. Ce sont, ces moments, des moments de crise, d'habitude, d'approche de révolution ou de chute de civilisation, où la littérature semble porter cette charge d'angoisse, de révolution. Les grandes questions que la philosophie pose d'une façon abstraite, elles vivent dans le mode littéraire. Et Tolstoï et Dostoïevski ont montré que le roman peut tenir tête à Sophocle, à Eschyle, à Shakespeare."
Georges BORTOLI
"Oui, mais tout de même, nous avons tendance à croire que le roman, le grand roman, est né et a vécu, aussi, ailleurs qu'en Russie, en France par exemple."
George STEINER
"Le roman français a pris la décision d'être entièrement un grand roman séculier. C'est-à-dire que lorsque Balzac crée son monde génial, c'est le monde de la bourgeoisie, du paysan, c'est ce monde sans Dieu. Il effleure le problème de Dieu, mais dans de très mauvais livres, dans Séraphîta, dans Jésus-Christ en Flandre. Chez Proust, il y a le refus, un refus de génie, si vous voulez, mais d'ouvrir les portes vers le ciel ou l'enfer. Imaginer Mitia Karamazov, en chaussettes, avec Dieu au plafond, hurlant avec son âme, ça ne va pas dans Proust. Ni les chaussettes sales, — car il y a dans Proust de la saleté, mais jamais du mauvais goût —, ni Dieu. Et pour simplifier naïvement, les chaussettes sales et la présence de Dieu vont ensemble. Elles vont ensemble dans Shakespeare, elles vont ensemble dans les grands poèmes épiques, et aussi dans le roman russe. Il est remarquable que le roman français ait produit Madame Bovary, Tolstoï répond par Anna Karénine. Le roman français produit Le Rouge et le Noir ou La Chartreuse de Parme, avec leur politique et leur Napoléon, Tolstoï répond par Guerre et Paix, et Dostoïevski par Les Possédés."
Georges BORTOLI
"Et qu'est-ce que vous pensez du roman français actuel ?"
George STEINER
"Eh bien, il est presque l'aboutissement de ce triomphe du style, de l'autonomie de la cadence et du langage sur le contenu humain. Je vois bientôt que le roman français va nous présenter des oeuvres où des chats et des chaises et des tables vont parler entre elles. Et puis le dernier grand roman français gongoriste de cette vague du nouveau roman, ce sera un roman à feuilles blanches. Ça doit venir, ça a débuté par Mallarmé, qui est le maître du roman français actuel, et à la fin ce sera un silence, le silence peut-être très beau, silence, si vous voulez, sur beau papier."
Georges BORTOLI
"C'est le point de vue d'un Américain que vous nous donnez là, que vous êtes américain."
George STEINER
"Oui, mais point de vue, j'espère, d'un Américain éduqué en France, qui doit à la France ce qu'il a lui-même de culture littéraire. Non, j'espère, point de vue d'un homme qui lit et qui croit qu'il y a une espèce de très haute frivolité, très belle, formellement très intéressante, mais frivolité inhumaine, à vider le roman de la voix humaine, de la présence du corps humain, qui après tout sont la base du langage. Nous ne sommes pas en train de faire de la musique, nous ne sommes pas en train de faire du Paul Klee, de l'art abstrait, nous travaillons avec les mots, et les mots existent dans la voix humaine. Et c'est ce que Tolstoï et Dostoïevski n'oublient jamais, même quand ils prennent le risque du mauvais goût, des longueurs, du ridicule, du grotesque. Mais ils prennent ces grands risques, et c'est ce qui manque dans ces petits livres minces et parfaits qu'on nous offre maintenant. Car après tout, entre un livre très gros et un livre mince, la différence est presque d'ordre métaphysique, non seulement technique. Le livre très mince, c'est toujours La Princesse de Clèves. Ça se refuse à la vie, avec intelligence, art, tout ce que vous voulez, mais il y a là un certain refus, parce que la vie n'est pas un livre mince, elle est terriblement longue et touffue et dense. Et Tolstoï ne voulait même pas arrêter Guerre et Paix. Deux épilogues, huit chapitres nouveaux, c'était comme le Temps lui-même en marche. Et Dostoïevski, qui écrit ces livres gigantesques, précisément parce qu'il veut toujours recommencer le réel. Souvenons-nous que Les Frères Karamazov, c'est le premier volume d'un cycle qu'il n'a pas pu écrire. Il est mort."
Georges BORTOLI : "Eh bien, je vous remercie, George Steiner, et je rappelle que votre livre, Tolstoï ou Dostoïevski, après avoir paru aux États-Unis, en Angleterre et dans quelques autres pays, paraît en France aux Éditions du Seuil, dans la traduction de Rose Celli."