Chez moi on mène la belle vie, On s'amuse à son gré - Marine Chagnon, Johann Strauss - Marcel Proust : cette musique que nous entendions - arrangements de valses, d'opérettes allemandes, de chansons de cafés-concerts - je leur trouvais bien, à ces airs, quelque chose de cruel ; pour eux le plaisir physique existe seul

« Chez moi on mène la belle vie.
On s'amuse à son gré,
souvent jusqu'au petit matin »
Chant : Marine Chagnon (mezzo-soprano)
Air d'Orlofsky : « Ich lade gern »
Soirée de clotûre de la Folle Journée de Nantes 2023

Marcel Proust, 165. Cette musique que nous entendions - arrangements de valses, d'opérettes allemandes, de chansons de cafés-concerts, toutes nouvelles pour moi - était elle-même comme un lieu de plaisir aérien superposé à l'autre et plus grisant que lui. Car chaque motif, particulier comme une femme, ne réservait pas comme elle eût fait, pour quelque privilégié, le secret de volupté qu'il recélait : il me le proposait, me reluquait, venait à moi d'une allure capricieuse ou canaille, m'accostait, me caressait, comme si j'étais devenu tout d'un coup plus séduisant, plus puissant ou plus riche ; je leur trouvais bien, à ces airs, quelque chose de cruel ; c'est que tout sentiment désintéressé de la beauté, tout reflet de l'intelligence leur était inconnu ; pour eux le plaisir physique existe seul. Et ils sont l'enfer le plus impitoyable, le plus dépourvu d'issues pour le malheureux jaloux à qui ils présentent ce plaisir - ce plaisir que la femme aimée goûte avec un autre - comme la seule chose qui existe au monde pour celle qui le remplit tout entier. Mais tandis que je répétais à mi-voix les notes de cet air et lui rendais son baiser, la volupté à lui spéciale qu'il me faisait éprouver me devint si chère, que j'aurais quitté mes parents pour suivre le motif dans le monde singulier qu'il construisait dans l'invisible, en lignes tour à tour pleines de langueur et de vivacité. Quoiqu'un tel plaisir ne soit pas d'une sorte qui donne plus de valeur à l'être auquel il s'ajoute, car il n'est perçu que de lui seul, et quoique, chaque fois que dans notre vie nous avons déplu à une femme qui nous a aperçu elle ignorât si à ce moment-là nous possédions ou non cette félicité intérieure et subjective qui, par conséquent, n'eût rien changé au jugement qu'elle porta sur nous, je me sentais plus puissant, presque irrésistible. Il me semblait que mon amour n'était plus quelque chose de déplaisant et dont on pouvait sourire mais avait précisément la beauté touchante, la séduction de cette musique, semblable elle-même à un milieu sympathique où celle que j'aimais et moi nous nous serions rencontrés, soudain devenus intimes.

Johann Strauss, La Chauve-Souris

ORLOFSKY
J'aime inviter du monde.
Chez moi on mène la belle vie.
On s'amuse à son gré,
souvent jusqu'au petit matin
J'ai beau moi-même toujours m'y ennuyer,
quoi que l'on fasse et que l'on dise,
je ne tolère pas de mes invités
ce qui m'est permis en tant que maître de maison !
Et si j'en vois un
qui s'ennuie chez moi,
je l'empoigne sans plus de façons
et le fiche à la porte.
Et si vous voulez savoir
pourquoi j'agis ainsi...

C'est chez moi la coutume,
chacun à son goût !

Quand, buvant en compagnie,
je vide une bouteille après l'autre,
chacun doit avoir soif avec moi,
sinon je deviens fort désagréable !
Et quand je remplis un verre après l'autre,
je n'admets aucun refus.
Je ne puis souffrir que l'on s'écrie :
Je ne veux pas, j'en ai assez !
A celui qui ne boit pas sur mon ordre
et fait, tel un nigaud, des simagrées,
je lance sans façons
la bouteille à la tête.
Et si vous me demandez,
pourquoi j'agis ainsi ?

C'est chez moi la coutume,
chacun à son goût !

Texte original allemand
Die Fledermaus

ORLOFSKY

Ich lade gern mir Gäste ein,
man lebt bei mir recht fein,
man unterhält sich, wie man mag,
oft bis zum hellen Tag.
Zwar langweil' ich mich stets dabei,
was man auch treibt und spricht;
indes, was mir als Wirt steht frei,
duld' ich bei Gästen nicht!
Und sehe ich, es ennuyiert
sich jemand hier bei mir,
so pack' ich ihn ganz ungeniert,
werf' ihn hinaus zur Tür.
Und fragen Sie, ich bitte,
warum ich das denn tu'?

'S ist mal bei mir so Sitte,
chacun à son goût!

Wenn ich mit andern sitz' beim Wein
und Flasch' um Flasche leer',
muss jeder mit mir durstig sein,
sonst werde grob ich sehr.
Und schenke Glas um Glas ich ein,
duld' ich nicht Widerspruch;
nicht leiden kann ich's, wenn sie schrein:
Ich will nicht, hab' genug!
Wer mir beim Trinken nicht pariert,
sich zieret wie ein Tropf,
dem werfe ich ganz ungeniert
die Flasche an den Kopf.
Und fragen Sie, ich bitte,
warum ich das denn tu'?

'S ist mal bei mir so Sitte,
chacun à son goût!