Tu ne dois pas enfermer la nuit en toi - Anna Lucia Richter, Gustav Mahler - Marcel Proust : Ah ! quand la nuit finirait-elle ?

« Tu ne dois pas enfermer la nuit en toi »
("Du mußt nicht die Nacht in dir verschränken")
Chant : Anna Lucia Richter
Gürzenich Orchester Köln Jordan de Souza
Chants sur la mort des enfants / Kindertotenlieder
No. 1: Nun will die Sonn' so hell aufgeh'n!
Mahler – Songs of Fate (c) 2025 myrios classics

Marcel Proust, 022. D'après ses livres j'imaginais Bergotte comme un vieillard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s'était jamais consolé.

Marcel Proust, 401. Que le jour est lent à mourir par ces soirs démesurés de l'été ! Un pâle fantôme de la maison d'en face continuait indéfiniment à aquareller sur le ciel sa blancheur persistante. Enfin il faisait nuit dans l'appartement, je me cognais aux meubles de l'antichambre, mais dans la porte de l'escalier, au milieu du noir que je croyais total, la partie vitrée était translucide et bleue, d'un bleu de fleur, d'un bleu d'aile d'insecte, d'un bleu qui m'eût semblé beau si je n'avais senti qu'il était un dernier reflet, coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour. L'obscurité complète finissait pourtant par venir, mais alors il suffisait d'une étoile vue à côté de l'arbre de la cour pour me rappeler nos départs en voiture, après le dîner, pour les bois de Chantepie, tapissés par le clair de lune. Et même dans les rues, il m'arrivait d'isoler sur le dos d'un banc, de recueillir la pureté naturelle d'un rayon de lune au milieu des lumières artificielles de Paris, de Paris sur lequel il faisait régner, en faisant rentrer un instant pour mon imagination la ville dans la nature, avec le silence infini des champs évoqués, le souvenir douloureux des promenades que j'y avais faites avec Albertine. Ah ! quand la nuit finirait-elle ? Mais à la première fraîcheur de l'aube je frissonnais, car celle-ci avait ramené en moi la douceur de cet été où de Balbec à Incarville, d'Incarville à Balbec, nous nous étions tant de fois reconduits l'un l'autre jusqu'au petit jour. Je n'avais plus qu'un espoir pour l'avenir - espoir bien plus déchirant qu'une crainte -, c'était d'oublier Albertine. Je savais que je l'oublierais un jour, j'avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j'avais bien oublié ma grand-mère. Et c'est notre plus juste et plus cruel châtiment de l'oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n'aimons plus, que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l'égard de ceux que nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu'il est un état non douloureux, un état d'indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j'étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L'élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l'idée qu'Albertine était morte, m'oppressait par l'entrechoc de flux si contrariés que je ne pouvais rester immobile ; je me levais, mais tout d'un coup je m'arrêtais, terrassé ; le même petit jour que je voyais au moment où je venais de quitter Albertine encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau.

Gustav Mahler

Maintenant le soleil veut se lever si clair,
Comme si nul malheur n'était advenu dans la nuit !

Le malheur n'est arrivé qu'à moi seul !
Le soleil, lui, brille pour tous !

Tu ne dois pas enfermer la nuit en toi,
Tu dois la plonger dans la lumière éternelle !

Une petite lampe s'est éteinte dans ma tente !
Salut à la lumière de joie du monde !

Nun will die Sonn' so hell aufgeh'n
Texte original allemand : Friedrich Rückert

Nun will die Sonn' so hell aufgehn,
Als sei kein Unglück die Nacht geschehn!

Das Unglück geschah nur mir allein!
Die Sonne, sie scheinet allgemein!

Du mußt nicht die Nacht in dir verschränken,
Mußt sie ins ew'ge Licht versenken!

Ein Lämplein verlosch in meinem Zelt!
Heil sei dem Freudenlicht der Welt!